Voici les trois premiers chapitres d’une nouvelle série consacrée à l’orangisation du monde : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1173
Ce n’est pas tous les jours qu’on fait une découverte exceptionnelle.
Nous
étions partis pour enquêter sur le pays de l’artificialisation –
lui-même artificiel – autrement dit les Pays-Bas. Un pays vague et
mouvant qui avala jusqu’à l’Artois, jusqu’à la Picardie presque, et
lança ses tentacules dans le monde entier. Nous avions pour cela
quelques indices et motifs, les polders, ces terres conquises au fil des
siècles sur la mer ; la construction d’étables et porcheries
verticales, en immeubles, à Amsterdam ; la mise au point du fameux
« steack artificiel » à l’université de Maastricht ; la prolifération
des Center Parcs, ces bulles de paysage hors-sol pour vacanciers des
villes ; en vrac (mot néerlandais), les moulins, les canaux, les draperies des Flandres … des clichés, quoi.
Et
puis nous sommes allés de surprise en surprise, au point de ne pouvoir
nommer cette succession de surprises que par le terme d’orangisation.
C’est le privilège de l’ignorance, direz-vous. Qui ne sait rien croit
découvrir la lune chaque fois qu’il enfonce une porte ouverte. Reste que
les savoirs épars des spécialistes que nous avons pillés en
généralistes de la politique – historiens, économistes, une philosophe… –
n’expriment pas, ou peu, la vue d’ensemble de cette orangisation qui
demeure enfouie sous un énorme lieu commun anglo-saxon.
Chaque fois que l’on creusesous les Etats-Unis et le Royaume-Uni, on exhume les Provinces-Unies :
la première république (bourgeoise) d’Europe, la première révolution
agricole, la première industrie, la « nation capitaliste par excellence »
(Marx), un empire commercial et maritime global, des Amériques à
l’Afrique du sud, des Antilles à l’Indonésie. Un pays qui au Siècle d’or
sert de modèle économique à Richelieu, Colbert et l’Europe ; de modèle
politique à John Locke et à l’Angleterre – au point de renverser son
propre roi, Jacques II, au profit du stathouter,Guillaume III d’Orange, débarqué à la tête d’une armée de « libération ». Dès lors, l’orangisme se diffuse surtout sous pavillon britannique, puis américain.
Non
seulement des théoriciens qui pensent le libéralisme économique et
philosophique (Grotius, Mandeville), mais des ingénieurs, des
entrepreneurs qui fondent la Banque d’Angleterre et la Nouvelle
Amsterdam (New York), qui exportent leurs sciences et techniques des
réseaux dans le monde entier.
Orangisation/Organisation. Un
petit pays, bourbeux et surpeuplé, une vaste conurbation en perpétuel
état de catastrophe naturelle, et qui par son industrie a retourné cette
catastrophe en entreprise prospère, a évidemment des solutions à vendre
au monde entier quand le ciel lui tombe dessus et que l’eau commence à
monter. Des cités flottantes, par exemple. L’orangisme, c’est
l’organisation rationnelle, la citoyenneté contractuelle, l’efficacité
pratique et l’indifférence marchande. Le centre du « libre et doux
commerce », de la libre imprimerie et de la libre conscience (Erasme),
asile des dissidents (huguenots) et foyer de Lumières (Diderot,
Montesquieu), gère la coexistence fonctionnelle entre ses communautés et
nourrit aussi bien le rationalisme de Descartes que l’industrialisme de
Saint-Simon ou le nationalisme plébiscitaire de Renan.
C’est toujours à Amsterdam, cette smart city sillonnée de cyclistes bienveillants, nourris aux légumes bios issus du maraîchage urbain, que lecteurs du Monde et de Télérama,
vont aujourd’hui chercher les règles et les bonnes pratiques du
bien-vivre-ensemble. Ecologistes et technologistes s’y connectent et
s’hybrident dans leurs espaces collaboratifs. Nederland Inc. est
une société ouverte et progressiste, où des médecins affables et
innovants font de la recherche sur des embryons génétiquement modifiés,
pratiquent la vente et l’implantation de gamètes, ainsi que l’assistance
au suicide, y compris pour des adolescents. Tout se vend, tout
s’achète. Tout ce qui est techniquement possible est réalisé, tout ce
qui ne l’est pas encore, le sera bientôt. Quand la Reine Maxima inaugure
la première branche européenne de la Singularity University, à
Eindhoven, en 2016, il s’agit tout à la fois pour les transhumanistes de
profiter d’un réseau de sympathisants locaux dans un milieu favorable,
afin de se lancer à la conquête de l’Europe – et d’un retour aux
sources. Au pays de l’artificiel, d’où se répandit, voici quelques
siècles de cela, ce vaste projet de maîtrise et destruction créatrice de
la nature. Si ce monde est bleu comme une orange, s’il pourrit et
suffoque d’empoisonnement chimique, contraignant ses habitants à
s’artificialiser eux-mêmes pour y subsister, c’est des Pays-Bas
qu’émanèrent d’abord ce mouvement de technification totale, et ses
miasmes morbides. Les Pays-Bas sont le modèle et la matrice de la Silicon Valley et de toutes les Silicon Valley du monde.
C’est
triste à dire, mais ce fut pour nous une visite aussi passionnante
qu’effarante. Ce n’est pas tous les jours non plus qu’on découvre le
laboratoire du maléfice industriel.
Merci de faire circuler,
TomJo / Pièces et main d’œuvre
Lille, Grenoble
Septembre 2019