La détresse psychologique des soignants (médecins , infirmier(e)s, aide- soignant(e), sage-femmes, technicien(ne)s…) pourtant très régulièrement relatée par les médias, demeure un sujet sensible, encore tabou et fréquemment passée sous silence par ceux mêmes qui en sont victimes , expliquant que sa prévalence au sein des structures hospitalières qu’elles soient publiques ou privées soit difficile à établir.
La souffrance au travail et les situations d’épuisement professionnel ne sont pas spécifiques des professions médicales ; elles s’intègrent dans l’évolution et l’organisation de nos sociétés occidentales . Les mécanismes de la souffrance au travail, génératrice de tension psychologique, sont multiples et intriqués . Les réflexions qui suivent ne porteront que sur la sensation du manque de temps génératrice d’un conflit de temporalité entre soignants et patients .
1) La perception du manque de temps
La sensation de ’’ manquer de temps ’’ pour faire correctement et sereinement son travail , dans ses composantes objective et subjective , est de plus en plus souvent rapportée par l’ensemble du personnel soignant ; cette sensation de manquer de temps peut s’étendre éventuellement aux activités de la sphère privée et s’inscrit alors dans une dimension sociétale ..
Les facteurs contribuant à la perception objective de manquer de temps dans notre pratique cardiologique sont multiples :
a) La cardiologie est une discipline devenue extrêmement technique utilisant le recours à de très nombreuses explorations paracliniques qui génèrent du temps de réalisation et du temps d’information, information indispensable dont la preuve sera exigée en cas de problème. Il existe un optimisme technolâtre de certains décideurs de la santé mais aussi de certains patients qu’on a parfois du mal à convaincre qu’ils n’ont pas besoin de certaines explorations paracliniques
b) La santé n’a pas de prix mais un coût ; il serait totalement naïf de sous-estimer les difficultés pour une société ou un pays d’assurer ce coût et de jeter le discrédit sur toute démarche gestionnaire . Mais les injonctions financières qui dévalent du ministère aux autorités régionales de santé puis sur les directions des hôpitaux n’ont que peu de contre- pouvoirs ; ainsi est apparue une dérive gestionnaire de la médecine avec la tarification à l’activité (T2A) qui rémunère le volume et la nature des actes pratiqués par les établissements de santé . Sans forcément tenir compte des besoins réels des patients l’entreprise hôpital est incitée à traiter le plus possible de patients avec le moins possible de moyens humains . Cette diminution des moyens humains perturbe notamment les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). « La productivité de l’hôpital a beaucoup augmenté correspondant à une intensification du travail. Mais lorsque cette activité globale augmente , la perversité des pouvoirs publics consiste, comme il faut contenir l’enveloppe budgétaire globale, à baisser les tarifs transformant les hospitaliers en hamsters condamnés à courir de plus en plus vite dans leur roue sans pour autant que la situation financière des hôpitaux s’améliore « [ ref 1 ] et sans forcément que la qualité de la prise en charge des patients soit améliorée si elle n’en est pas altérée] . Le temps passé auprès du patient en information et en discussion n’est pas comptabilisé non plus que la dimension relationnelle du soin.
c) L’organisation du temps de travail par les institutions sanitaires et les experts en management , souvent déconnectés du terrain , est régulièrement proposée sans concertation avec les soignants et sans prendre en considération le temps , certes totalement variable et difficilement mesurable, nécessaire à l’attente relationnelle des patients . L’uniformisation des prises en charge dans des protocoles chronométrables ne prend toujours en compte la singularité de chaque patient .
d) L’encadrement réglementaire, louablement destiné à assurer la traçabilité et la sécurité des soins avec pour vecteur essentiel l’informatisation est chronophage . La distribution des médicaments par une infirmière est consacrée autant à remplir les objectifs de traçabilité qu’à parler avec le patient .C’est l’ambivalence de la technique et du réglementaire , qui viennent du vivant humain pour répondre à ses maux , mais qui peuvent en produire d’autres [ ref 2 ] par exemple en phagocytant du temps qui ne sera plus consacré à la relation humaine .
e) Les patients sont ( heureusement) de plus en plus âgés , et donc affectés de polypathologies et de maladies chroniques dont la prise en charge nécessite du temps objectif plus long ; notre système de soins est encore inadapté à la prise en charge des maladies chroniques [ ref 3 ]
Ainsi donc tout concourt à réduire le temps de contact entre les soignants et les patients générant une sensation d’insatisfaction, parfois de culpabilité, dans l’impossibilité de s’approcher de l’idéal du soin individuel et collectif qui préside au désir de soigner.
2) Le conflit des temporalités dans l’exercice de la cardiologie : une source de souffrance psychologique
Le très remarquable et très inspirant article de Françoise Charles- Moore [ ref 4 ] issu de sa pratique gastroentérologique est parfaitement applicable à la cardiologie, discipline qui partage avec la gastro-entérologie son très haut degré de technicité et le recours à de très nombreuses explorations paracliniques consommatrices de temps.
Dans son essai sur les données immédiates de la conscience Henri Bergson distingue la temporalité subjective qui est la durée intérieure non mesurable et la temporalité objective qui est le temps extérieur à l’homme , mesuré par l’horloge .
Cette temporalité objective règle notre vie professionnelle que ce soit dans les structures hospitalières, les cabinets libéraux [ ref 5 ], les structures de soins à domicile et les EHPAD ; elle est parfaitement mesurable et donc comptabilisée…
La temporalité subjective du patient est éminemment variable en fonction du type et de la gravité de maladie, de son âge, de sa situation familiale, de son entourage…. Toute expérience vécue de la maladie et notamment la maladie chronique est une sorte d’exil pour lequel il faut beaucoup d’humilité et de temps pour rejoindre le patient et l’amener sur le chemin de la guérison ou l’accompagner lorsque la guérison n’est pas possible [ ref 6 ] .
Paul Ricoeur dans sa préface du Code de déontologie médicale a décrit la relation médecin patient comme une relation humaine unique, non substituable, une sorte d’alliance contre la maladie, un pacte de confiance qui permet de partager la vérité médicale.
Il importe à chaque soignant d’appréhender la durée nécessaire, souvent très variable d’un patient à l’autre , à l’établissement de ce pacte de confiance. Chaque patient a besoin de confiance et d’écoute pour être considéré dans sa singularité .
C’est cette distorsion, ce conflit , entre le manque de temps ressenti par le personnel soignant dans sa temporalité objective et l’estimation du juste temps à consacrer au patient dans la prise en compte de sa temporalité subjective qui est source de souffrance psychologique voire de conflit éthique lorsque le soignant perçoit que la subjectivité de la personne malade n’est pas suffisamment prise en compte générant alors une sensation de malaise, d’insatisfaction , de sensation de mal faire et de mal vivre son métier pouvant aller jusqu’à la culpabilité .
3) Perspectives d’avenir :
a) Il est très hautement probable que le développement de l’intelligence artificielle bouleverse assez rapidement l’exercice de la cardiologie et celui de la médecine en général. L’intelligence artificielle va devenir aussi ou plus performante que le cerveau humain pour analyser les documents d’imagerie médicale. Les logiciels d’aide à la décision médicale vont se développer et seront de plus en plus pertinents .Les patients eux-mêmes, informés de la fiabilité et même de la supériorité des analyses et des décisions proposées par les algorythmes seront demandeurs de services utilisant l’intelligence artificielle auxquels ils pourront peut-être accéder directement sans forcément de médiation médicale . L’automatisation de la lecture de l’imagerie et le développement des robots justifieront le recours à des techniciens et d’ingénieurs d’avantage qu’à des médecins .
b) Le patient sera toujours demandeur d’une fiabilité technique complète tout en réclamant considération pour sa singularité et le temps nécessaire à établir la relation de confiance avec ceux qui le soignent .
c) Un regard optimiste peut espérer que si une partie, plus ou moins grande, de la fiabilité technique est reportée sur les ingénieurs et les informaticiens les soignants disposeront de plus de temps pour pratiquer l’art de soigner éminemment dominé par l’empathie, qu’a priori aucune machine ne pourra délivrer. C’est souligner que l’accès et la formation aux métiers du soin devront être revus en exigeant en sus des connaissances scientifiques des formations philosophiques , sociologiques , psychologiques , littéraires et éthiques .
L’indispensable amélioration de notre système sanitaire, nécessaire à la préservation de la qualité des soins et de la sérénité des soignants , que ce soit à l’hôpital ou en dehors des structures hospitalières ne peut s’envisager que de façon concertée entre les décideurs économiques, l’univers institutionnel, l’ensemble du personnel soignant et des patients, c’est-à-dire chacun d’entre nous. Pour Frédéric Worms [ ref 2 ] la tâche qui nous attend est d’effectuer des changements précis et concertés dans des institutions qu’il ne s’agit pas de réinventer totalement , car on ne part pas de rien, mais qu’il s’agit de faire avancer et progresser à condition de ne sacrifier aucune dimension de nos vies, puisque nous savons maintenant que le progrès dans une direction peut faire régresser toutes les autres. Nos institutions doivent aussi permettre un épanouissement de nos vies professionnelles ….. en l’occurrence pour nous bonheur et joie de soigner.
REFERENCES
1) Pierru F . D’où vient la crise des urgences ? Le cauchemar de « l’hôpital du futur « . Le monde diplomatique. Octobre 2019 .Pages 1 , 20 et 21 .
2) Worms F . Quels défis , quelles réponses ? in Worms F .Pour un humanisme vital .Lettres sur la vie ,la mort et le moment présent . Jacob O. Paris 2019 211-215
3) Grimaldi A (sous la direction de ) .Les maladies chroniques .Vers la troisième médecine .Jacob O, Paris 2017
4) Charles-Moore F . La confrontation des temporalités dans la pratique gastroentérologique : une source de conflit éthique .Hépato-gastro et Oncologie Digestive 2019 ;266 :622-4
5) Pradeau V , Villaceque ,Binon JP .Evolutions prévisibles de la cardiologie en exercice libéral .Arch Mal Cœur Vaiss Prat 2019 ; 2019 :7-10
6) Gueulette JM .Le malade en son exil .Théophilyon .2018 ;.vol 1 85-102